• Ne vous échauffez pas trop les esprits, je ne suis pas une vraie rousse. J'ai les cheveux teints de ce rouge criard depuis maintenant trois ans, c'est-à-dire depuis ma crise existentielle durant laquelle j'ai implosé en millions de morceaux d'ennui et pendant laquelle mon cerveau a disjoncté et pondu le désir intaisable de me conformer à la masse d'humains insignifiants qui grouillaient autour de moi, en dehors de mon papier bulle. 

    J'avais 23 ans, déjà deux enfants qui me remplissaient de tout ce qu'il y a de plus beau et qui me laissaient vide de tout ce qui m'appartenait. J'étais leur mère et ce titre me convenait parfaitement mais je n'étais plus quelqu'un, je n'existais plus dans le bottin de l'individualité, j'étais toute cette maternité dans sa complexité et dans le dédain que son décharnement du corps provoque dans les yeux d'autrui, malgré eux, qui se veulent soudain distants et effarouchés par la dualité de l'extase et de la détresse que la nouvelle maman porte en son regard, comme un boulet divin. 

    J'avais 23 ans donc, prise dans l'étau rouillé de la monotonie que je desserrais à petits coups de bonheur procuré par ma progéniture, le temps d'une bouffée d'air, avant de m'y ré-enfouir au moment où mes rejetons taquinaient Morphée. Ces nuits-là, je les passait dans mon bain sur pattes, tentant de battre mes propres records de plongée en apnée et chassant l'envie de m'y perdre au jeu. Sinon, je scrutais l'image que me renvoyait le miroir sans me reconnaître, décelant mes traits sans capter mon essence, comme si j'étais en deux dimensions, présente mais vide de substance et de texture, un portrait gribouillé par un enfant sur une feuille blanche. Gribouilli. 

    J'ai toujours su que j'étais différente des autres. J'ai toujours passé énormément de temps dans ma tête et ma compagnie seule m'a toujours suffi, même enfant, même si j'ai eu la chance de naître dans une famille aimante, je n'avais pas vraiment besoin d'eux. J'ai été dotée du cadeau empoisonné de l'intelligence, laquelle, lorsque assumée et développée, entreprend régulièrement un ballet insupportable avec l'anxiété et la déprime, manquant de s'enfarger dans la folie à quelques reprises. Je n'ai jamais eu l'impression de me mêler fluidement aux autres; les relations interpersonnelles ayant toujours manqué de naturel, de laisser-aller, de connexion. J'avais pourtant l'air de toutes les filles de mon âge, d'une banalité effarante sans l'ombre d'un attrait marginal. Tout ça se passait à l'intérieur, mais ce combat interne est une histoire pour une autre fois.

    À 23 ans, les fils de tout mon être se sont touchés et, dans une implosion silencieuse, j'ai tenté de devenir ce que je croyais qu'une femme de 23 ans devait être. Dans une ultime tentative pour être quelqu'un aux yeux des autres gribouillis d'humain, je me suis coloriée, à leurs tons, à leurs tendances. 

    À 23 ans, je me suis coloriée et j'ai quitté ma monotonie, avec mes enfants en baluchon.


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